Les lectures d’Audham et d’Eileen se croisent parfois… elles vous proposeront alors des critiques écrites en commun (sous le libellé Le Vent souffle du Nord sur le blog Echos d'Outremonde, remplacé ici par le libellé Lunes Jumelles) Voici la première, à l’occasion de la disparition de Richard Matheson.
Né en 1926 et décédé le 23 juin dernier, Richard Matheson est un des auteurs les plus importants des littératures de l’imaginaire, que ce soit par le nombre, la qualité de ses écrits ou simplement son influence sur la culture populaire. En effet, son imaginaire angoissant - traitant de thèmes universels tels que la folie, l’abandon, la mort, la solitude - a donné lieu à une série de classiques de la littérature fantastique ainsi qu’à de nombreux scénarios. Outre les romans restés légendaires (L’homme qui rétrécit, Je suis une légende, Le jeune homme, la mort et le temps, Journal des années poudre), il est également scénariste de séries à succès (Star Trek, la 4ème dimension) et de Duel, le premier film de Steven Spielberg. Justement récompensé par les prix qu’il a reçu au long de sa carrière, Stephen King lui-même lui reconnaît un grand rôle dans la genèse de son œuvre, et déclaré qu’il lui a “montré le chemin.”
Je l'ai lu :
Étonnant donc ce dernier ouvrage,1er inédit depuis 10 ans et sans conteste plus fantasy qu’horreur ou que fantastique. Le narrateur - un avatar de l’auteur ? - nous raconte comment, en 1918, une rencontre dans les tranchées de la guerre va changer le cours de sa vie le conduisant, après-guerre dans un village à l’accueil ambigu. De là, de ce contexte ancré dans le réel, on bascule doucement dans la fantasy : perceptions de sensations étranges, objets qui disparaissent, se transforment, contes à dormir debout relayées par les villageois, envoûtements… Puis une balade en forêt, la rencontre d’une veuve aussi charmante qu'inquiétante (et dont on dit évidemment que c’est une sorcière), la rencontre d’une fée et de son monde, un amour impossible et le lecteur bascule, avec le narrateur dans “d’autres royaumes” qui changeront son existence.
Ce qui m'intéresse dans ce genre de récit c’est le passage du monde “réel” au monde “féerique”. Habituellement, c’est en littérature fantastique que le lecteur voit consciemment ce passage ; en fantasy la tendance serait plutôt d’entrer de plein pied, dès le début, dans un monde féerique, avec ses codes propres. Ici donc, Matheson, par un récit quand même emprunt de fantastique arrive à nous faire basculer dans le merveilleux. Au-delà de cet aspect littéraire, j’ai l’impression d’avoir attendu que quelque chose arrive. Les péripéties du héros (ses rencontres, les objets magiques qu’on lui donne, les trahisons, etc.) m’ont amenée à attendre une sorte de révélation, un moment fatidique sans jamais l’avoir. Au bout des 286 pages, une impression d’avoir fait une jolie ballade mais une impression d’inachevé tout de même. Mon avis reste donc mitigé sur cet ouvrage.
D'autres Royaumes / Richard Matheson. J'ai Lu, 2013. 18 €. |
Audham l’a lu :
Qu’on se le dise, Matheson aura eu bien souvent la plume habile. Ses œuvres ont marqué le paysage fantastique par leur mélancolie et leur habileté à placer les humains face à de douloureux choix. Que ce soit le dilemme amoureux vécu par le jeune homme du Jeune Homme, la mort et le temps, où la dureté du monde du Journal des années de poudre, en passant par l’horreur permanente de Je suis une légende, il aura entraîné ses lecteurs à la suite de ses héros, et leur aura fait vivre maints tourments. Il aura toujours hésité à faire commerce de son talent d’écrivain, et essayé un peu, dans des tentatives vite oubliées par ses lecteurs déçus.
C’est l’année de sa mort, après quasiment 10 ans de silence, qu’il a livré ce texte curieux qu’est D’autres Royaumes. Notre narrateur est un double malicieux de Matheson lui-même, devenu écrivain (non de fantasy mais d’horreur) par confort, parce que cela se vendait mieux. Âgé, il parle de l’écriture, et de ses œuvres passées avec cynisme, et seul le passé féérique, merveilleux, qu’il a vécu plus jeune semble trouver grâce à ses yeux. Ce passé où tout était possible, où les fées et les sorcières existaient, et où le narrateur, pur et inexpérimenté, était plus libre. Mais ce passé lui-même, annoncé comme merveilleux déçoit et sonne faux : tout semble dissonant dans cette histoire, et même les beaux moments cachent difformité et corruption. Malgré son tour charmeur, et ses descriptions ravissantes, D’autres Royaumes est un roman crépusculaire où les sorcières sont vieillissantes, les fées et les enfants sont morts, et le seul vrai bonheur est le souvenir d’un passé peu crédible. Un roman qui ne croit en aucune magie, ni la mauvaise, corruptrice, ni la bonne, risible, et qui finalement ne court que vers la mort. Un bien étrange roman, donc, qui semble raconter une charmante et mélancolique histoire, et dit finalement tout à fait autre chose, comme une rose dont le parfum masque la progressive décomposition.
D’autres Royaumes est à aborder comme un étrange testament, sans doute révélateur des opinions de son auteur.